Les biais sociaux minent la santé

Réalisé pour le Temps. Photo de Engin Akyurt sur Unsplash.

De la recherche biomédicale aux parcours de soins, l’influence de nombreux préjugés impacte le système de santé en Suisse. Les conséquences sur la qualité de vie des individus sont lourdes

Pour être en bonne santé en Suisse, il vaut mieux être un jeune homme aisé. C’est ce que révèlent plusieurs recherches sur les différences de parcours de soin au sein de la population suisse. Pourtant, le système de santé national se veut égalitaire et objectif. Égalitaire, car il affirme traiter chaque individu de la même façon. Objectif, car il se base sur une médecine fondée sur des preuves scientifiques. Malheureusement, si ce deuxième point est un fait, force est de constater que le parcours de soin, de l’accès jusqu’au traitement hospitalier, est criblé de biais qui sapent toute existence possible d’un système de santé égalitaire. Ces biais prennent la forme de préjugés qui affectent de manière inconsciente ou non la perception, le jugement et le comportement des spécialistes de la santé envers les individus en parcours de soin. Ils concernent le genre, l’âge et le statut socio-économique de ces individus, mais leur origine géographique et leur parcours migratoire entrent aussi en jeu. Et le cumul de ces biais suffit pour mettre le système de santé sens dessus dessous.

Un danger pour les femmes

Dans la médecine, les biais de genre sont une menace bien réelle pour les femmes. Une étude de l’Université de Lausanne (UNIL) de 2018 montrait qu’en Suisse romande, les femmes avaient 2,5 fois moins de chance d’être référées chez leur cardiologue lorsqu’elles se présentaient chez leur généraliste avec une douleur à la poitrine. À défaut de l’infarctus, les généralistes pouvaient privilégier la piste anxieuse. Un biais qui persiste même lorsque l’infarctus est finalement diagnostiqué à l’hôpital. Une seconde étude de l’UNIL de 2022 montre en effet que les femmes y sont moins bien prises en charge que les hommes: en dépit d’un diagnostic identique, elles reçoivent moins de traitements et passent plus de temps à l’hôpital que les hommes. Et les conséquences sont lourdes. Joëlle Schwarz, responsable de l’unité santé et genre à Unisanté, explique: «Nous avons montré qu’en Suisse les femmes de moins de 50 ans hospitalisées à la suite d’un infarctus ont 38% plus de risque de décéder que les hommes.» Des biais de genre qui peuvent aussi se retourner contre les hommes. Ils sont, par exemple, sous-diagnostiqués pour la dépression en comparaison avec les femmes.

Les désavantages de l’âge

L’âge va, quant à lui, influencer le parcours de soin avant même d’entrer dans l’hôpital. François-Xavier Ageron, médecin associé au service d’urgence du CHUV a étudié le triage des personnes ayant un traumatisme physique dans le canton de Vaud. Son étude montre que les personnes de plus de 75 ans ne sont pas autant amenées au centre spécialisé pour le trauma du CHUV que les autres blessés, mais sont plutôt dirigées vers les hôpitaux régionaux. Elles reçoivent moins d’anesthésiques que les autres tranches d’âges de la population. Tout cela malgré le fait qu’elles représentent près de 50% des cas de traumatismes. Et ce n’est pas tout. Son étude décrit également l’effet cumulatif des biais. En effet, si un biais à l’encontre des personnes âgées existe, le biais à l’encontre des femmes s’y rajoute. Les femmes âgées sont donc les moins bien traitées. À l’origine de ces disparités, François-Xavier Ageron parle de préjugés qui ont la peau dure: «Pour le corps médical, une personne polytraumatisée, c’est un jeune homme qui a eu un accident de voiture. Pas une dame âgée qui est tombée dans les escaliers.»

Un frein à l’accès

On trouve également des biais qui conditionnent l’accès aux soins. La situation socio-économique des personnes y joue un rôle crucial. «On trouve un paradoxe dans la population», explique Claudine Burton-Jeangros, professeure au département de sociologie de l’université de Genève, «car les individus provenant des milieux privilégiés vont plus régulièrement consulter que les individus provenant des milieux moins favorisés, alors que les premiers sont généralement en meilleure santé.» La faute ici entre autres à des facteurs structurels, comme le fonctionnement des assurances maladies suisses. Le principe des franchises qui permet de diminuer le prix des primes d’assurance peut en même temps représenter un frein économique pour les populations les plus démunies et empêcher ces dernières d’accéder aux soins qu’elles nécessitent. De la même façon, les politiques de prévention qui cherchent à atteindre l’ensemble de la population ont tendance à aggraver les inégalités, car seules les personnes provenant de milieux aisés ont les moyens financiers et le temps de mettre en place des changements pour promouvoir leur propre santé.

Changer la recherche

Comment les biais peuvent-ils cribler l’ensemble du parcours de soin? Ils affectent même la recherche médicale sur laquelle se base la mise en place des diagnostics, les traitements, la prévention, mais également la prise en charge. En effet, la recherche médicale a historiquement pris pour population d’étude les hommes caucasiens, invisibilisant les variations qui peuvent apparaître dans les autres populations. Cependant, plusieurs actions au niveau Suisse sont entrées en jeu ces dernières années pour contrer l’influence des biais dans la recherche. Le Fonds National Suisse, organisme principal de financement de la recherche scientifique publique en Suisse, a par exemple ouvert un fonds «Médecine, santé et genre» doté de 11 millions de francs pour stimuler la recherche sur les diversités en médecine. D’autres actions ont été mises en place au sein des comités d’éthique, instances indépendantes suisses qui s’assurent que les recherches effectuées respectent les normes éthiques et légales. Ces dernières exigent désormais que les études sur l’humain tiennent compte de la mixité des populations. Claudine Burton-Jeangros le souligne: «Il est nécessaire de récolter des données riches et précises sur l’ensemble des traits qui définissent les personnes afin de pouvoir comprendre au mieux la complexité de leur historique de santé.»

Vers un parcours personnalisé

Des changements apparaissent aussi dans les autres étapes du parcours de soins. Joëlle Schwarz et ses collègues y contribuent par exemple sur deux fronts. Le premier passe par la formation durant les études en médecine de l’université de Lausanne à être plus conscients des biais dans la pratique. Le deuxième consiste à aider la population à mieux connaître et reconnaître les différents symptômes qui peuvent l’affecter. En intégrant l’ensemble de ces pratiques, le système de santé espère pouvoir proposer un parcours de soin plus inclusif. Car, s’il ne peut pas traiter chaque individu de manière égalitaire, il peut, en prenant en compte chaque individu dans toute sa diversité, lui offrir un parcours de soin personnalisé.

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