La médecine personnalisée en quête de réalité
Réalisé pour le Temps. Photo de Claudio Schwartz sur Unsplash.
La médecine personnalisée repose sur l’adaptation des soins aux spécificités génétiques et biologiques de chaque individu. Très prometteuse, notamment pour l’oncologie, cette approche aspire non seulement à mieux traiter les maladies, mais surtout à les anticiper.
En effet, son ambition est de passer d’une médecine réactive, qui soigne une fois la maladie déclarée, à une médecine de prévention, capable de prévoir les risques spécifiques de chaque individu et d’intervenir en amont par des recommandations personnalisées. «Actuellement, on conseille un dépistage du cancer du côlon à partir de 50 ans, âge où le risque moyen augmente pour la population générale. Mais la médecine personnalisée pourrait identifier les individus à haut risque plus tôt, pour une intervention préventive bien plus efficace», souligne Jacques Fellay, expert en génomique, infectiologie et médecine personnalisée au CHUV et à l’EPFL.
Rendue possible grâce aux avancées du séquençage génétique, de l’intelligence artificielle et de l’analyse de données, la personnalisation des soins nécessite cependant des infrastructures adaptées, des ressources et surtout des données en quantité colossale. De plus, elle soulève des questions éthiques et bouscule les bonnes pratiques de la médecine conventionnelle. Tour d’horizon.
Les données,un enjeu déterminant
Avant de rendre cette médecine sur mesure réellement opérationnelle pour chacun d’entre nous, il est crucial de collecter un volume de données sans précédent provenant de larges populations afin d’établir une base de comparaison robuste. Le séquençage génétique, les biomarqueurs et les données sur les antécédents médicaux et modes de vie sont essentiels pour évaluer les risques individuels et prédire l’apparition de maladies.
En Suisse, le Swiss Personalized Health Network (SPHN) a été mis sur pied par le gouvernement en 2016 pour structurer et partager ces données. Le SPHN a été doté d’un budget de 134 millions jusqu’en 2024. Ce financement massif a permis de mettre en place une structure et des outils numériques capables de standardiser le recueil des données, qu’elles soient trouvables, accessibles, interopérables et réutilisables. Antoine Geissbühler, membre du Comité directeur du SPHN et spécialiste des données médicales à l’Université de Genève, en fait le bilan. «Ça a l’air de peu de chose pour beaucoup d’argent, mais c’est un véritable changement culturel qui s’est opéré depuis 2016. Nous sommes passés d’hôpitaux qui gardaient leurs données à un cadre national harmonisé de partage», dit-il.
Mais le succès de cette démarche repose aussi sur la participation des patients et des structures médicales dans un cadre éthique strict. «Le but avoué du SPHN est de transformer le système de santé en une entreprise de recherche, qu’il lui serve de base », déclare Jacques Fellay. Le défi consiste à intégrer toutes les données de santé via le dossier électronique du patient, puis de les mettre à disposition de la recherche plutôt que d’avoir à recruter des participants pour chaque projet. «L’enjeu est de collecter suffisamment de données pour pouvoir contribuer de manière active aux avancées scientifiques et participer aux efforts internationaux comme le programme génomique européen, afin que les citoyens suisses en bénéficient rapidement», explique-t-il.
Défis éthiques et financiers
L’utilisation massive de données génétiques et biomédicales soulève de nombreuses questions éthiques. Le partage des données entre institutions médicales, bien qu’essentiel pour une recherche efficace, impose des règles strictes en matière de confidentialité et de consentement. «Nous avons mis en place des normes rigoureuses pour garantir l’accord des patients, la confidentialité et la sécurité des informations», rappelle Antoine Geissbühler. Cependant, le cadre juridique devra encore évoluer, notamment pour intégrer les données contenues dans le dossier électronique du patient, un système mis en place par les autorités helvétiques pour améliorer la coordination, la sécurité et l’efficacité des soins et qui fait l’objet d’une loi depuis 2017, la L-DEP. Une enquête de la Fondation Science et Cité a révélé que le droit de ne pas savoir, la protection des données et les relations avec les assurances sont des préoccupations majeures pour les citoyens suisses. La médecine personnalisée se doit donc d’obtenir l’approbation de la société pour pouvoir avancer.
Les coûts représentent aussi un obstacle majeur. Les technologies avancées requises pour la personnalisation des soins sont particulièrement onéreuses. Dans un contexte de vieillissement de la population, et face aux contraintes budgétaires qu’il impose, il semble difficile pour le système de santé d’absorber ces frais. Stéphanie Monod, chercheuse-clinicienne à l’Université de Lausanne et Unisanté et spécialiste des systèmes de santé, avertit que «d’ici 25 ans, les personnes de plus de 80 ans vont plus que doubler et les maladies chroniques liées à l’âge vont croître fortement. Il y aura aussi moins d’actifs, ce qui aura un impact à la fois sur les ressources financières et la disponibilité en personnel de santé. Il faudra faire des choix radicaux comme définir quelles sont les prestations essentielles que nous voulons garder pour assurer le meilleur état de santé possible de la population et des soins de haute qualité». La médecine personnalisée pourrait donc accentuer les inégalités, «notamment pour les individus à bas niveau socio-économique», s’inquiète Jacques Fellay. «Le risque est de tomber dans une médecine à deux vitesses. Pour éviter cela, il faudra réformer la LAMal, mais aussi sensibiliser et éduquer la population.»
Révolution ou évolution ?
La médecine personnalisée pousse à repenser la pratique médicale traditionnelle. Les directives médicales actuelles reposent sur des données collectives et sur des preuves statistiques d’efficacité, ce qui est plus délicat à appliquer pour les traitements personnalisés. «Avec la médecine de précision, notamment pour le cancer, nous ne disposons pas de comparaison pour prouver l’efficacité d’un traitement spécifique, ce qui complique la validation des pratiques», relève Stéphanie Monod.
Nicolas Mach, oncologue aux HUG, se veut rassurant. «La médecine, dont l’oncologie, ne changera pas les paradigmes d’efficacité, avec des critères qui ont du sens comme l’amélioration du taux de survie ou de la qualité de vie. On ne doit jamais s’affranchir de cela!», insiste-t-il.
Cette évolution demandera donc une adaptation des méthodes d’évaluation et des protocoles de soin, sans renier les preuves. «Il y a du travail pour les statisticiens», relève Antoine Geissbühler.
Cette remise en question des pratiques marque-t-elle donc une ère nouvelle pour la médecine? «Une révolution», disaient Barack Obama et la Silicon Valley en janvier 2015 lors du lancement de la Précision Medicine Initiative, équivalent américain du SPHN. «Une évolution», corrige Jacques Fellay. «La Silicon Valley se trompe. Se baser sur les données cliniques, les modes de vie et l’environnement pour faire de la prévention est déjà au cœur de la médecine générale, voire de la médecine tout court. C’est l’inclusion de données individuelles massives qui est nouvelle, et notamment des données génétiques, mais elle n’est qu’une extension de ce qu’on fait déjà. Le génome est vaste et complexe, mais c’est juste une donnée parmi tant d’autres, il faut le dédramatiser», insiste-t-il.
Un modèle qui fait sens?
La médecine personnalisée est un projet ambitieux, ce pour quoi il reste aujourd’hui encore à l’état de recherche pour la plupart des disciplines médicales, notamment au niveau du développement de traitements. Ce fait pose la question de la pertinence de diagnostiquer des risques sans solution thérapeutique immédiate. Certains citoyens revendiquent le «droit de ne pas savoir» face à des informations génétiques angoissantes si les maladies identifiées sont incurables.
En outre, la lenteur du développement de nouveaux traitements montre que diagnostiquer des risques ne garantit pas une prise en charge. «On comprend de mieux en mieux l’infiniment petit, la médecine devient une machine à poser des diagnostics, mais elle patine pour les traitements. Si je suis identifiée à risque par un profil génétique, quelles sont les recommandations? Faire de l’exercice physique, bien manger, garder des liens sociaux et ne pas fumer?», s’interroge Stéphanie Monod. Et de rappeler : «Il ne faut pas freiner cette recherche porteuse d’espoir pour autant, mais être conscient que ça va peut-être donner quelque chose dans 50 ans. Mais aujourd’hui il faut absorber le pic de vieillissement démographique et intégrer le passage à la neutralité carbone. C’est une question de solidarité pour les générations futures.»