Révolution sur la paillasse des chimistes
Réalisé pour le Journal de l’UNIGE. Photo R. Jamagne/UNIGE
À la Faculté des sciences, les travaux pratiques de chimie organique changent d’ère. De nouvelles synthèses aux protocoles audacieux invitent désormais les étudiant-es à aborder les problèmes comme le feraient des chimistes chevronné-es.
La chimie organique est la science qui explore la manière dont les atomes de carbone s’assemblent entre eux ou avec d’autres éléments comme l’hydrogène, l’oxygène, l’azote ou le soufre. Elle permet de comprendre l’ossature du vivant – protéines, ADN, graisses, sucres – et de créer de nouvelles molécules utiles pour en faire des médicaments ou des matériaux high-tech. Pour ce faire, la discipline dispose d’innombrables réactions chimiques, chacune déclinée en milliers de variantes. Les bases de données scientifiques en recensent plusieurs dizaines de millions: une encyclopédie impossible à mémoriser par cœur pour les étudiant-es. Et heureusement, car ce n’est pas le but de l’enseignement.
S’il est salvateur de connaître les réactions les plus courantes, raisonner sur la logique du mouvement des électrons, soit l’origine des liaisons atomiques chères à la chimie organique, est le but de l’enseignement. Et c’est là qu’interviennent les travaux pratiques (TP), phase clé entre les cours magistraux et les examens. Le hic? Ces TP ressemblent souvent plus à de simples recettes de cuisine (non cotées au Gault et Millau de la chimie) à exécuter pas à pas, qu’à une invitation à la réflexion. D’où une démotivation – pour ne pas dire une indigestion – chez les étudiant-es. C’est ce constat qui a poussé Michel Rickhaus, professeur de chimie organique, à transformer les TP de deuxième et troisième année en profondeur avec l’appui des membres de son laboratoire et de tout le département.
«Opérationnellement simple et intellectuellement exigeant»
Michel Rickhaus a voulu rompre avec les exercices routiniers pour proposer aux étudiant-es de vrais projets: faciles à réaliser, tout en restant stimulants sur le plan intellectuel. «Jusque-là, les expériences étaient découpées en étapes à suivre à la lettre, raconte-t-il. Les molécules choisies ne répondaient à aucun objectif particulier et il fallait parfois des jours entiers de purifications répétitives pour une synthèse assez banale.» Désormais, les travaux pratiques se font en petits groupes, accompagnés par des assistant-es en mode tutorat. Les étudiant-es passent plusieurs jours à discuter des mécanismes sans recevoir de protocole préétabli, ce qui les amène aussi à réfléchir à la sécurité et aux bonnes pratiques (voir encadré). «Les étudiant-es apprennent à anticiper les problèmes et nous prenons le temps de les préparer et de discuter, précise Michel Rickhaus. Ensuite seulement vient la synthèse, pensée en plusieurs étapes ludiques et simples à exécuter.»
Le TP prend ainsi la forme d’un mini-projet de recherche. «C’est opérationnellement simple et intellectuellement exigeant», résume le professeur. Certaines molécules synthétisées constituent même de vrais médicaments commercialisés, l’exercice dépasse donc le simple alibi pédagogique.
Une boîte moléculaire qui change tout
Pour illustrer cette nouvelle approche, l’équipe a choisi un exemple marquant: la réaction de Diels–Alder. Classique de la chimie organique, cette réaction consiste à plier deux fragments moléculaires pour former un cycle à six atomes de carbone. Cette structure se retrouve dans de nombreux médicaments, stéroïdes ou polymères. Dans la version repensée du TP, la réaction de Diels–Alder sert de point de départ à une séquence plus ambitieuse, une véritable aventure dans le monde de la chimie organique. Une deuxième transformation est déclenchée par la lumière, comme si un rayon de soleil devenait un réactif à part entière. Puis une troisième étape aboutit à une «boîte moléculaire», une minuscule cage organique capable d’enfermer une molécule d’eau.
Les étudiant-es découvrent ainsi que la chimie organique n’est pas qu’une suite de recettes toutes faites, mais un jeu de construction créatif, dans lequel on assemble et replie des molécules, comme on le ferait avec le papier d’origami pour fabriquer des objets étonnants. «C’est exactement l’esprit de cette réforme qui va vers plus de réflexion ludique», souligne Michel Rickhaus.
Gagnant-es sur toute la ligne
Après une première année de mise en œuvre, le bilan est clair: la satisfaction des étudiant-es est au plus haut, leur curiosité s’est accrue et leur passage vers les TP de troisième année ou les stages en laboratoire, où les synthèses sont plus complexes, se fait avec plus d’aisance.
La réforme séduit aussi les assistant-es et les technicien-nes. «La charge temporelle étant importante, nous avons repensé le format, explique Romain Jamagne, postdoctorant impliqué dans la réforme. Plutôt que de mobiliser les assistant-es plusieurs demi-journées sur de longs mois, nous avons condensé les TP en blocs intensifs de deux semaines. Une fois leur session terminée, ils peuvent se consacrer pleinement à leurs projets de recherche.»
Le travail de refonte accompli a même donné lieu à une publication «TP vitrine» dans le Journal of Chemical Education, une des revues scientifiques de référence dans le domaine. Et l’aventure pourrait continuer: «Nous n’excluons pas que les idées des étudiant-es fassent évoluer les protocoles et mènent à de nouvelles publications, conclut Michel Rickhaus. Notre objectif est de les initier à la philosophie de la recherche et d’en souligner toutes les richesses, aussi bien pour leur parcours que pour le nôtre.»