Les neurosciences face au défi de la salle de classe
Réalisé pour le Journal de l’UNIGE. Photo de National Cancer Institute sur Unsplash.
La leçon d’ouverture du semestre d’automne interroge l’apport des neurosciences à la pédagogie sous la forme d’un dialogue passionnant et passionné. Car si comprendre le fonctionnement du cerveau peut nourrir les méthodes d’enseignement, le passage du labo à l’école n’est pas trivial.
Le fonctionnement de la mémoire, l’émergence de la pensée, les différents modes d’attention ou encore le développement cérébral à l’âge scolaire constituent autant de champs explorés par la recherche en neurosciences qui captivent les chercheurs et chercheuses en sciences de l’éducation comme les enseignant-es. Et pour cause: ces connaissances pourraient éclairer la conception d’approches pédagogiques plus cohérentes avec les mécanismes cognitifs humains. Mais la prudence reste de mise, car les découvertes issues des neurosciences ne sont jamais directement transférables à la réalité du tableau noir des écoles. Elles peuvent même véhiculer leur lot de mythes et de malentendus, souvent contre-productifs. En amont de la leçon d’ouverture du 16 septembre intitulée «Le cerveau au cœur de la pédagogie?», Emmanuel Sander, professeur à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (FPSE), fait le tri entre faits scientifiquement établis et fantasmes pédagogiques.
Quelles neurosciences?
Le terme «neurosciences» est un véritable fourre-tout. Il englobe aussi bien la recherche fondamentale sur les mécanismes moléculaires et cellulaires du cerveau que l’étude des pathologies mentales ou encore celle des fonctions cognitives supérieures comme la perception, la mémoire, le langage ou les émotions. Mais alors, de quoi parle-t-on réellement en faisant référence aux neurosciences lorsqu’il est question d’éducation? «C’est surtout aux neurosciences cognitives que l’on pense, c’est-à-dire à l’étude des processus cérébraux impliqués dans les apprentissages. Mais, en pratique, le champ est plus large: nombre de recherches potentiellement pertinentes pour la pédagogie relèvent des sciences cognitives de l’apprentissage, qui n’impliquent pas toujours de mesures directes de l’activité cérébrale par imagerie», relève Emmanuel Sander.
Et ce sont justement ces sciences cognitives de l’apprentissage qui offrent des perspectives intéressantes pour la pédagogie. «On dispose aujourd’hui d’une littérature bien documentée sur des thèmes comme l’attention, la mémoire, la construction des concepts, les obstacles cognitifs ou encore le rôle de l’erreur dans les apprentissages, poursuit le spécialiste. Une partie importante de ces recherches est d’ailleurs menée directement en contexte scolaire. Cependant, il existe un tel écart entre l’observation d’activité cérébrale et le déroulement d’une séance de cours en classe qu’aucun chercheur ne défendrait la possibilité d’un transfert direct de ses recherches.»
Pas de recettes toutes faites
Les travaux en neurosciences ne livrent donc jamais de recettes clés en main, mais permettent plutôt de contribuer à des préconisations pédagogiques. C’est le cas des recherches sur la mémoire de travail, qui révèlent certaines limites dans les capacités de traitement de l’information chez les élèves et leur évolution avec l’âge, ou encore celles sur le task switching, qui démontrent qu’alterner plusieurs tâches compromet l’attention portée à chacune, même chez les jeunes habitué-es aux écrans. Des résultats qui justifient une gestion plus rigoureuse des sollicitations cognitives en classe.
Un autre exemple concret mentionné par le chercheur est la distinction entre apprentissages intensifs et espacés. «De manière générale, si vous disposez de trois heures pour apprendre quelque chose, il vaut mieux le faire de manière fractionnée que durant trois heures d’affilée», affirme-t-il. Les données de recherche soulignent donc l’importance d’espacer les séances d’apprentissage pour favoriser la mémorisation à long terme.
Dans le domaine des mathématiques, Emmanuel Sander évoque les recherches de son laboratoire sur les apprentissages arithmétiques. «Quand on demande de proposer un problème de soustraction, tout le monde pense au cas classique: ‘j’ai trois pommes, j’en enlève une, combien en reste-t-il?’ Pourtant, une autre forme de soustraction tout aussi valide existe: ‘j’ai trois pommes, on m’en donne pour que j’en aie cinq, combien m’en a-t-on donné?’ Mais cette facette de la soustraction est rarement évoquée spontanément.» Ce que montrent ces travaux d’Emmanuel Sander dans le cas présent, c’est qu’il est crucial d’identifier les conceptions répandues chez les élèves et d’introduire systématiquement des situations contre-intuitives pour faire évoluer les représentations. Les évaluations menées montrent que ces apports améliorent les apprentissages des élèves.
Gare aux neuromythes
Par ailleurs, face à l’engouement généralisé pour les neurosciences, y compris dans le monde de l’éducation, de nombreuses idées reçues existent et perdurent. «Ce sont souvent des extrapolations abusives de recherches sérieuses, qui n’étaient pas destinées à la pédagogie: des neuromythes», alerte Emmanuel Sander. Le danger est qu’elles peuvent mener à l’adoption de méthodes pédagogiques inefficaces, voire contre-productives. «Elles mobilisent des ressources importantes sans bénéfice avéré pour les apprentissages», ajoute-t-il.
Parmi ces mythes, le plus répandu reste celui des styles d’apprentissage, soit la fausse notion selon laquelle certain-es élèves seraient «visuel-les», d’autres «auditifs/ves» ou encore «kinesthésiques» et bénéficieraient d’un apprentissage calqué sur leur supposé style. «Cette idée est encore très répandue, bien qu’elle ait largement été invalidée par la recherche», insiste le chercheur, qui pointe aussi la Brain Gym du doigt. Une méthode qui prétend améliorer les connexions neuronales entre les deux hémisphères via des exercices physiques, sans fondement scientifique avéré.
Il est donc crucial, selon lui, de former les enseignant-es à reconnaître ces fausses croyances. Son ouvrage Les Neurosciences en éducation paru en 2018 visait déjà à déconstruire ces mythes. Il reste pleinement d’actualité tant certaines idées reçues sont tenaces.
Une école accompagnée par la recherche
Dès lors, l’école de demain peut-elle ou doit-elle se construire à la lumière des connaissances issues des neurosciences? Pour Emmanuel Sander, «le dialogue entre les deux disciplines est plus que jamais nécessaire. Il y a une grande cohérence à chercher à aligner les travaux de ces communautés de recherche. L’un des grands enjeux de l’école du futur sera de favoriser les apprentissages dans les différents domaines de savoir et de développer les compétences transversales des écoliers, comme l’esprit critique. Les neurosciences peuvent aider à mieux comprendre les processus psychologiques en jeu, à condition de les manier avec rigueur.»
La conférence d’ouverture du semestre d’automne 2025 intitulée «Le cerveau au cœur de la pédagogie?» en offrira une illustration. Elle réunira le pédagogue Philippe Meirieu et le neuroscientifique Grégoire Borst afin d’explorer les points de convergence et les divergences persistantes entre les deux disciplines. L’événement marquera aussi les 50 ans de la FPSE, une faculté fondée dans la lignée de Piaget. «Une figure majeure qui cherchait déjà à articuler psychologie du développement et éducation», conclut Emmanuel Sander.